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L’art contemporain est-il une imposture ? La question n’est pas purement rhétorique : elle mérite d’être posée, avant tout parce que des millions de personnes (pas plus idiotes ou moins curieuses que les autres) se la posent. Je me suis moi-même astreinte à y répondre, à travers des conférences données au sein d’entreprises ou d’associations. Pourquoi ? Parce que refuser de prendre en compte cette question, c’est accentuer la rupture entre le public et la création artistique de son époque, et entériner ainsi un peu plus l’échec de la démocratisation culturelle.
Le procès de l’art contemporain
L’art contemporain traversa dans les années 90 en France une crise virulente, initiée par des penseurs célèbres tels le philosophe Jean Baudrillard ou le conservateur et historien de l’art Jean Clair (ancien directeur du Musée Picasso). Yves Michaud recense dans son ouvrage La crise de l’art contemporain (édité pour la première fois en 1997 et largement réédité depuis) les reproches qui lui furent adressées : nul, incompréhensible, sans talent, truqué, asservi au marché, indûment subventionné par l’Etat, produit par un monde de l’art coupé du public… Si ce sont des intellectuels qui portèrent ces accusations, ils se faisaient néanmoins l’écho d’un sentiment partagé par de nombreux français. Quelles sont les raisons qui expliquent ce procès fait à l’art contemporain ?
- La première raison est l’absence de critères objectifs permettant à chacun de juger de la qualité des œuvres et des pratiques artistiques. Si l’art contemporain ne cherche plus la beauté, si la maîtrise technique de l’artiste ne compte plus, alors comment savoir si une œuvre est réussie ? L’art moderne (depuis Gustave Courbet jusqu’au Pop Art, en passant par l’impressionnisme, le fauvisme, le cubisme, le surréalisme, l’art conceptuel ou les différents courants de l’abstraction…) s’est attaché à disqualifier peu à peu toutes les anciennes catégories esthétiques sur lesquelles était traditionnellement fondé le jugement de goût : le beau platonicien, la mimésis, l’harmonie…
Trois jalons dans l'histoire de l'art moderne : Monet (Impression, soleil levant, 1872), Picasso (Les Demoiselles d'Avignon, 1907) et Kandinsky (Sans Titre, 1910)
Au XXe siècle, des créateurs souhaitèrent repousser encore plus loin les limites de l’art : Duchamp attaqua la définition de l’art avec ses ready-made, Yves Klein revendiqua son immatérialité, Joseph Beuys en fit un projet existentiel, Andy Warhol le lia de façon intrinsèque à la société de consommation... Ces initiatives radicales n’ont cessé de renouveler, d’enrichir et de complexifier la définition de l’art, jusqu’à en faire un concept presque indéfinissable. Cette évolution a donc causé la faillite des théories esthétiques traditionnelles, inopérantes pour juger de la qualité artistique de pratiques ou d’objets ne répondant plus aux normes et aux critères d’antan. Sans repère pour comprendre ou apprécier une œuvre, le public est alors tenté de dénoncer une vaste escroquerie.
- La deuxième raison du rejet de l’art contemporain par une frange conséquente du public tient à son goût pour la provocation. L’histoire de l’art occidental s’est caractérisée depuis le XIXe siècle par une succession de ruptures et de transgressions (il faut rappeler que les termes « impressionnisme » et « fauvisme » ont été inventés par des critiques choqués de ces nouvelles hardiesses picturales.). De transgressions en provocations, l’art n’a eu de cesse de repousser ses limites (éthiques et esthétiques), atteignant alors les derniers tabous : soucieux d’exposer à la face de la société ce qu’elle ne veut pas voir (à l’image des performances des « actionnistes viennois » dans les années 70), certains artistes ne craignent pas d’inventer des œuvres blasphématoires, obscènes, pornographiques ou, pour reprendre l’expression de Jean Clair à propos de l’œuvre de McCarthy, « copromanes ». Face à ces démonstrations (bien éloignées il est vrai du sourire de la Joconde), certaines personnes dénoncent la décadence voire la mort de l’art, d’autres se plaignent du manque d’originalité d’une provocation aux principes éculés. Et l'on doit dire qu’à la différence de celles du XIXe siècle, les transgressions contemporaines semblent aujourd’hui admises au cœur des institutions.
- C’est ce sentiment d’être face à un art sans qualité, volontairement choquant et cautionné par le Ministère qui crée chez le grand public un vague soupçon de complot entre artistes subventionnés, institutions et élites, tous accusés de snobisme ou de clientélisme. Ce soupçon est encouragé par un marché de l’art contemporain atteignant des sommets (avec un indice des ventes en hausse de 70% en 10 ans), et un « monde de l’art » (l’expression est d’Arthur Danto et désigne un réseau d’initiés : galeries, maisons de vente, institutions, experts…) qui choisit ses « chouchous » selon des critères qui échappent aux yeux du plus grand nombre. Jean Baudrillard, dans son article Le complot de l’art, écrivait ainsi en 1996 : « …il n’y a plus de jugement critique possible, et seulement un partage à l’amiable, forcément convivial, de la nullité. C’est là le complot de l’art et sa scène primitive, relayée par tous les vernissages, collections, donations et spéculations. »
Changement de paradigme
Si ces arguments sont compréhensibles, il est possible néanmoins de leur répondre. Sans s’étendre trop longuement sur la question, quelques éléments contextuels permettent d’invalider cette vague accusation qui voudrait que l’art contemporain soit globalement nul.
Pendant des siècles, l’art a revêtu une fonction magique ou spirituelle. Cette vision idéalisée de l’art existe jusqu’au début du XXe siècle : ainsi, dans son essai Du Spirituel dans l’art écrit en 1911, Kandinsky s’intéresse au pouvoir de la couleur. Selon lui, une œuvre d’art est animée d’un souffle spirituel qui, grâce à la couleur, fait vibrer l’âme de celui qui la regarde en ce qu’il nomme une « résonnance intérieure ». Les artistes feraient donc avancer l’humanité vers une spiritualité plus élevée. C'est en cette vision du progrès de l'humanité que les artistes contemporains ne croient plus guère. L'utopie de l’art est mise à mal d’une part par les crimes historiques du XXe siècle (que peut l’art face aux génocides ou à la bombe atomique ?), et de l’autre par l’avènement de la société de consommation mondialisée, qui voit l’art se dissoudre en partie dans la mode, la communication ou le tourisme.
Cette désacralisation de l’art, sa dissolution dans la vie quotidienne, est-ce forcément une mauvaise chose ? Pour certains, l’intégration de l’art au système économique, au développement technologique, de l’information et des médias lui permet de descendre de son piédestal bourgeois pour devenir ludique et plus accessible. D’autres dénoncent un nivellement par le bas, et ce que Gilles Lipovetsky appelle un « individualisme de masse » où l’on donne à l’individu l’illusion de la liberté dans ses choix artistiques alors qu’il subit l’influence d’un système qui lui dicte ses goûts.
Quoi qu’il en soit, on peut parler d’une désacralisation de l’art comme une des caractéristiques de notre époque « post-moderne », qui se définit, selon le philosophe Jean-François Lyotard, par une perte de la foi dans le progrès de l’humanité et par une mercantilisation du savoir et de la culture. L’art contemporain n’est ni plus ni moins la chambre d’écho de cette époque, de ses contradictions et de ses excès, de son désenchantement et de ses rêves.
Face à la fin de l’utopie de l’art, face aux inventions de la modernité artistique qui semblent avoir défriché tous les terrains, les artistes doivent réinventer leur propre définition de l’art. Comme l’écrit Marc Jimenez dans son livre La Querelle de l’art contemporain : « Les artistes du XXIe siècle se refusent à livrer une représentation édulcorée et complaisante du réel, placée sous le signe de la Beauté et du Sublime considérés comme des valeurs transcendantes, intemporelles et immuables. »
- Si certains artistes provoquent (Paul McCarthy, Maurizio Cattelan, Santiago Sierra…), c’est qu’ils croient en la puissance subversive de la création, encore capable de révéler nos tabous ou nos conditionnements sociaux.
- Si certains interrogent ou détruisent la notion d’œuvre, c’est qu’ils dénoncent l’impasse de l’art et cherchent à la dépasser.
- D’autres adoptent des postures artistiques où les mots, les concepts ou les discours comptent plus que l’œuvre : inspirés par l’art conceptuel des années 60, ils revendiquent un art immatériel qui trouve son essence dans la pensée ; ils réalisent ainsi la prédiction du philosophe allemand Hegel qui, voyant l’art moderne advenir, envisageait la dissolution de l’art dans la philosophie.
- Certains artistes n’ont pas renoncé à la fonction d’élévation de l’art : ils explorent le mystère de la vie ou interrogent la condition humaine à travers différents supports, de l’art vidéo (Bill Viola) à la performance (Marina Abramovic), intégrant parfois les avancées technologiques. Le danois Olafur Eliasson, pour qui l’artiste doit être impliqué dans l’idée de progrès, conçoit ses œuvres comme des machines de vision défiant nos sens et nos pensées…
Intellectuel, sensoriel, immatériel, cynique, dérisoire, provocant… il n’y a pas un épithète que l’on puisse accoler à cet art trop mouvant, contrasté et indiscipliné pour se laisser enfermer dans une définition. Mais c’est plutôt dans l’individualisation de ses pratiques, et surtout dans l’implication nécessaire du spectateur, appelé à juger et ainsi à élaborer l’œuvre par son regard que l’art contemporain puise son identité. Le spectateur ne peut plus demeurer dans cette posture passive consistant à valider la valeur d’une œuvre selon des critères objectifs et universellement partagés ; non, il doit basculer de l’ère de la certitude à l’ère de la complexité, créer ses propres critères de jugement, invoquer sa subjectivité comme unique fondement de valeur. Expérience destabilisante mais éminemment démocratique…
Et l’on touche ici au paradoxe fondamental de notre système de valorisation de l’art contemporain : notre époque crée une forme d’art intensément subjective, mais nos modes de sélection et de mise en valeur de ces œuvres reposent sur l’appréciation d’un groupe d’experts (le « monde de l’art ») qui ne peuvent représenter l’ensemble des subjectivités humaines. Plutôt que de se servir de cet art pour légitimer l'expression de chacun, on en fait un objet de complexes et d'exclusion.
Pour une requalification de l’art contemporain et de son rôle politique
La question n’est donc pas de dénoncer la nullité de l’art contemporain dans son ensemble (comment enfermer sous ce seul vocable l’entière création d’une époque ?). La question n’est pas non plus de dénoncer l’imposture de tel ou tel artiste : le temps et l’histoire feront leur travail de juge. Il semble en revanche plus déterminant d’interroger la responsabilité des pouvoirs publics dans la création d’un dialogue entre les citoyens et l’art de leur époque.
Déjà Nicolas Bourriaud proposait dans L’esthétique relationnelle (1995) de s’intéresser aux relations interhumaines que les œuvres produisaient, d’établir des liens plus étroits et conviviaux entre le public et les artistes afin de créer une véritable socialité de la relation esthétique.
Rainer Rochlitz appelle à échanger et à débattre sur la valeur des œuvres, dont l’évaluation ne peut reposer sur un seul jugement mais plutôt sur la convergence de jugements argumentés. Pour pallier l’obsolescence des théories esthétiques traditionnelles, il propose trois nouveaux critères d’évaluation des œuvres actuelles : l’originalité (l’aspect nouveau d’une œuvre, qui répond à une attente historique), l’enjeu (la pertinence artistique ou esthétique d’une œuvre) et la cohérence (entre la forme et l’enjeu, l’unité d’une vision…). De quoi lancer de nombreux débats !
Ce sont aux institutions culturelles, aux collectivités et à l'Education Nationale de créer les conditions de ce débat. A quand par exemple l’ouverture d’un lieu de débat sur l’art contemporain, dont la sélection des œuvres serait confiée à un jury de citoyens ? Il ne s'agit pas de renier l'expertise des professionnels de l'art, mais plutôt de les conjurer de descendre dans l'arène des amateurs pour débattre, défendre les artistes et justifier leurs choix.
Des initiatives vont dans ce sens : je pense notamment au laboratoire de création artistique de la Biennale d’Art Contemporain de Lyon, nommé Veduta, dont j’ai déjà parlé dans un précédent article et qui propose à des habitants du Grand Lyon d’être sensibilisés à l’art contemporain avant de devenir eux-mêmes des médiateurs ou des commissaires d’exposition.
Il serait bénéfique de multiplier ce genre d’initiatives dans un pays qui fait de l’exception culturelle une marque de son identité, un pays qui cherche un nouveau modèle de vivre ensemble et de nouveaux outils pour se forger une citoyenneté.
Parce qu’il sollicite la subjectivité de chacun, parce qu’il reste inqualifiable et peut tous nous désarmer (quelque soit notre capital culturel), l’art contemporain se prête aux débats plus que tout art rigidifié sous le vernis de l'histoire. Chacun est libre de définir ce qui répond à son attente : on pourra trouver le cynisme de McCarthy intéressant et condamner la légèreté pop de Jeff Koons, être touché par l’art féministe de Nikki de Saint-Phalle mais trouver les installations de Yayoi Kusama insignifiantes… Il est un appel à l'exploration de son intériorité et aux partage des consciences. Et si tout art est connaissance, l'art contemporain est un formidable véhicule pour interroger et s'approprier notre monde.
Si vous souhaitez réfléchir à la mise en place de conférences, de formations, ou d'actions innovantes dans le domaine de la médiation en art contemporain, vous pouvez me contacter : coutyannabelle@dulienparlart.fr